De plus en plus rares sont ces films qui ne vous soûlent pas d’images, mais se contentent simplement de vous transporter. Abdellatif Kechiche, quoi qu’on pense de ses méthodes, a toujours eu ce don pour emmener son spectateur avec une légèreté naturelle, sans effort apparent. Il ne nous laisse jamais percevoir le labeur accompli, sans pour autant épouser une quelconque stratégie narrative familière. Ses films filent comme le Soleil à l’horizon, et « Mektoub my Love : Canto Due » ne fait pas exception. Sauf qu’ici, plutôt que de Soleil, on parlerait de pluie, cette même pluie à laquelle fait fréquemment référence Fernando Pessoa, le poète portugais cité dans le carton introductif par cet épigraphe mélancolique : « Passe oiseaux, passe, et apprend moi à passer ». Souvenez-vous, il y a presque dix ans, « Mektoub my Love : Canto Uno » s’ouvrait sur des citations liées à la lumière divine, donnant au film un timbre inaugural religieux. C’était alors une célébration de la lumière, un périple joyeux employant les corps comme des tonalités. Cette plénitude fait désormais place à la tragédie, et on le ressent tout suite par ce montage maché par les effets de stabilisation et cet étalonnage criard. Au début, on est heurté par ce désenchantement ou s’enchainent les erreurs dignes d’un film étudiant. Mais la structure narrative finit par jaillir au rythme des séquences, et « Canto Due » se tisse comme un miroir noir de « Canto Uno ». Certaines scènes du premier film sont d’ailleurs presque rejouées, voire inversées. Il y a la fameuse scène de la naissance de l’agneau dans « Canto Uno », dont l’écho adressé par « Canto Due » est un charnier d’agneaux enterrés par la galle. Il y a le corps d’Ophélie, objet de désir flamboyant désormais abattu par le travail. Les scènes de plage faisant jadis office d’exaltation collective se resserrent maintenant sur des échanges inquiets concernant un projet d’avortement. Mais là où le renversement est le plus visible, c’est dans le rapport que le héros, Amin, entretient avec les femmes : allant de râteaux en râteaux dans « Canto Uno », il se prend désormais tellement d’avances explicites (par les mêmes femmes) qu’il est désemparé, et c’est un régal !

Paradoxalement, on est là sur un film plus sage que son prédécesseur : les scènes y sont moins longues (c’est le plus court de Kechiche depuis « L’Esquive » (2004)), et il y a carrément un soupçon d’intrigue ! On pourrait même l’identifier à certains genres, de la comédie dramatique en passant par le thriller. Aussi, ce deuxième volet prend bien mieux racine : les plans sont plus fixes et plus gros, abandonnant l’énergie enflammée pour mieux éclater la bulle estivale. Bref, « Canto Uno » était animé par la lumière, « Canto Due » est délicieusement paralysé par les ombres. Et l’enjeu principal, aussi trivial soit-il, reste le même : Ophélie et Amin, baiseront-ils ? Car s’il y a beaucoup de bruits dans « Mektoub my Love : Canto Due », rien ne compte plus que la captation ardente de ce désir aussi intense que refoulé. Et sans donner une quelconque impression d’insistance, Kechiche, Ophelie Bau et Shaïn Boumedine nous entraînent dans cette fusion avec une simplicité déséquilibrante. Car nous spectateurs, qui constatons la pureté morale et la droiture de ces deux êtres incapables de s’abandonner l’un à l’autre, on a naturellement envie qu’ils baisent. Mais Amin garde une attitude timide et distante, tandis qu’Ophélie voit son monde lui en mettre plein la gueule, cajolée par son travail, son projet de mariage et un avortement. Ils ne sont pas indifférents, mais leurs tempéraments ainsi que leur environnement font qu’ils peuvent tout faire sauf l’amour. Et c’est dans cette intimité, dans ce lien, que le film trouve son universalité, car il parle bien là de notre lot commun à tous. Et Kechiche se joue de nous avec malice : il nous transforme sciemment en spectateur lubrique pour mieux nous frustrer et faire infuser les multiples éléments de son climax comme de véritables coups de masse. Dans ces dernières minutes cauchemardesques, « Mektoub my Love : Canto Due » vire au soap-opera, entrainant Amin dans le chaos tout en nous faisant bien savoir qu’au même moment il pourrait être en boite de nuit et simplement choisir entre la brune et la blonde. La façon dont Kechiche procède est incisive, exclusive, le récit et les émotions qu’il suscite surgissant par des éléments discrets : un geste, un silence, un sourire que l’on traduit comme autant d’aveux, de masques, de refus et d’interruptions. D’ailleurs, le film n’est jamais aussi beau que lorsqu’il s’attarde sur ses personnages, qui se transforment tous, acculés dans les conséquences de leurs actes (manqués). Celle qui m’a le plus touché est Jessica Pennington qui joue une actrice éponyme vivant sous l’emprise de son producteur/époux. Naïve et autodestructrice, elle n’arrête pratiquement jamais de se remplir copieusement l’estomac et les poumons. Au début on la qualifie de « bonne vivante », mais Kechiche nous dévoile lentement les dessous des apparats, l’étendue de son malheur, de ses névroses et de sa tristesse.
Mais les personnages de Kechiche sont comme ça. Comme vous, comme moi. Ils regardent, ils emportent et il passent. Et c’est vraiment la sensation qu’on a sortant de la salle, d’être passé à Sète.


Sortie en France le 3 Décembre 2025.

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