[critique] « Bugonia » (2025)

Quand on continue à définir Yorgos Lanthimos comme un cinéaste clinique, primitif et sardonique, est-ce là autre chose qu’un bel emballage pour évoquer sa récente vacuité ? Son univers faussement aseptisé pouvait encore se la jouer moderne il y a dix ans, mais il ne le renouvelle guère tandis que le dynamisme de ses premiers pas tourne à la répétition. Pour avoir moi-même été disposé à ce cinéma, je ne peux que comprendre l’engouement qu’il suscite. Mais je n’ai pas aimé « Bugonia », j’ai même détesté « Bugonia », au même titre que son prédécesseur, « Kinds of Kindness » (2024). Et le plus triste, c’est que je déteste le Lanthimos d’aujourd’hui pour les mêmes raisons qui m’ont fait aimer celui d’hier. Il se cesse d’exploiter les mêmes thèmes de l’enfermement, de la dévitalisation et de l’annihilation des codes moraux, qui sont certes de formidables moteurs de création. Mais les temps, eux, ont changé. À l’époque, les travers de Lanthimos avaient quelque chose de singulier, d’individualiste. Il avait sa propre syntaxe, et c’était au moins ce qu’on pouvait lui reconnaitre. Désormais, son étrangeté s’est banalisée, et ses films, leur humour noir, ainsi que les thèmes qu’ils abordent, succombent à l’allure de l’ordinaire. « Bugonia » sous couvert de tout son maquillage cynique, ne raconte strictement rien d’original.

Lanthimos ne nous présente plus de personnages, mais nous abonde de ses pions nécrosés d’avance. Il cumule les aberrations narratives poussant son récit à tourner dans une artificialité mécanique sinistre, avec un énième hommage à « Massacre à la Tronçonneuse » (étape traditionnelle de tous cinéaste en panne d’inspiration mais voulant quand même faire genre qu’il est malsain). On pourrait en dire beaucoup : que c’est là une comédie basée sur la persuasion (Emma Stone parvenant à convaincre ses ravisseurs de tout et son contraire), sur la dévitalisation et la codification du genre humain… Mais il n’y a là ni les variations ni l’imaginaire qui permettrait de rendre ses idées au moins intéressantes. Le film cumule par ailleurs les parenthèses rêveuses filmées en noir et blanc, se flagellant d’un onirisme bien trop courant et recopié sur les pires heures de Lars Von Trier. On a l’impression d’ouvrir le livret d’une exposition de photos avec dedans deux-trois notes farfelues et sinon rien qui ne soit pas déjà vu. Lanthimos adore ses images, il adore ses acteurs, tellement qu’il veut exhiber chaque détail de leurs compositions, avec une insistance aussi repoussante qu’un regard lubrique. Mais c’est trop travaillé, trop mécanique, et à la fin c’est juste trop facile pour lui d’aborder ce récit en le couvrant de cette sauce froide cherchant désespérément à éviter une quelconque forme d’humanité. Il n’y a là pas de sensation, pas de suspense, tellement qu’arrive rapidement le moment où on n’en a plus rien à faire de la survie du personnage d’Emma Stone. Et si le public ne s’y intéresse plus, c’est parce que le cinéma de Lanthimos est devenu ce qu’il pouvait être de pire : un numéro d’autosatisfaction, fier d’imposer ses petits thèmes et cette prétention à vouloir décrypter l’inconscient collectif en réagissant systématiquement aux sujets surmédiatisés de notre époque. En attendant, toutes les scènes de « Bugonia » sont au même niveau, comme s’il n’y avait là rien d’autre qu’un long panoramique atone… Si on devait garder tout ce qu’il y a d’intéressant on pourrait faire quinze minutes. Il y a peut-être la fin, où l’on peut aimer les décors et le rythme bizarrement lénifiant dont la kitscherie fait penser à une redite arrangée de « La Planète des Vampires » (1965). C’est pendant cet épilogue que le film trouve enfin une certaine assurance, une raison d’exister, en diffusant une suite de plans fixes représentant des cadavres. Au moins, là, on est vraiment dans une exposition de photos. C’est chouette, mais par définition ça ne bouge pas.

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