[critique] « Eddington » (2025)

Bienvenu dans « Eddington », premier film ouvertement inflationniste de l’histoire de l’Amérique ! Cette exclamative, Ari Aster, ici réalisateur et scénariste, la pose dans pratiquement chaque scène, poussant toujours ses personnages à surenchérir où à négocier des situations au sein desquelles ils se trouvent en permanence dans une position de duel. De ce postulat se déroulant en période d’élection municipale dans une petite ville du Nouveau-Mexique au moment de la pandémie de Covid-19, Aster tire une satire cynique et outrancière d’un prolétariat étasunien dont la vision du monde est craquelée par l’omniprésence des réseaux sociaux, du complotisme et de la radicalité. On pourrait facilement y voir un énième film décrivant les affres lourdingues de l’hypocrisie contemporaine, mais Aster contourne habilement ce piège en utilisant la stratégie prévisible du grotesque pondérable, « Eddington » étant sans doute son film le plus drôle et chaotique, joyeusement caricatural, mais sachant trouver un équilibre dans cette représentation accidentée des États-Unis. Ce film n’est pas sans avoir, entre autres, un accent de John Ford, auquel on pense forcément lorsque passe un extrait de « Youg Mr. Lincoln » (1930) et moult références à « La Prisonnière du Désert » (1956). Sauf qu’Aster ne fait pas dans la citation balisée, ni dans la récitation d’un héritage cinéphile. Pour être aussi grossier que lui, disons qu’il montre moins ses références qu’il les crache, qu’il les vomit. Que valent les récits monumentaux de John Ford dans ce pays ayant succombé à la vulgarité, dont le mythique far-west se résume maintenant à la violence d’un thread Twitter où on voit autant de racisme que de divertissement, de désinformations que d’informations, d’images choquantes que de chatons ? Les yeux sont fixés à l’écran, mais le regard est perdu.

Bon cuisinier de scènes d’intérieur, où on connait son affection pour les surcadrages, Aster laisse désormais la caméra s’aérer dans ce grand nulle-part désertique, et la photographie d’une impartiale netteté (le film contient très peu de flou) participe pleinement à l’affichage d’une trame poussant la violence et la caricature jusqu’à l’absurde, obéissant à une narration cumulative à l’apparence arbitraire, à l’image des décisions et des propos tenus par les politiciens à cette époque. Il y a là du complotisme, des flics, des sectes, une administration corrompue, des émeutes, un data center, des meurtres avec de faux-coupables, des adolescents en mal de revendication, des rumeurs, de la pédophilie, la culpabilité blanche, la blockchain, Black Lives Matter, les spectres de l’esclavage et du génocide amérindien. On l’aura compris, la ville d’Eddington est l’Amérique en miniature, et dans toute la gratuité de sa splendeur immorale. C’est l’Amérique qui commence par des emojis et qui finit à l’arme automatique. C’est l’Amérique passivement abrutie par l’avalanche de contenus médiatiques qu’elle engendre, et spectatrice des soubresauts de son histoire. Aussi on taxerait volontiers Aster et sa bouffonnerie de réactionnaire, sauf qu’« Eddington » s’envole vers une putride joyeuseté terriblement féconde et chaotique, et cela notamment grâce à son casting. Joaquin Phoenix, qui nous avait habitué à des rôles ternes à la grandiloquence moribonde (« Joker » et « Napoléon » en tête), réalise là sa meilleure performance depuis « Inherent Vice » (2014), plaçant face à la caméra son regard délicieusement constellé d’angoisses, composant un personnage hébété qu’Aster filme souvent dans des positions assises ou allongées, que ce soit derrière son bureau, dans son SUV, ou dans son pieu. C’est un sheriff recroquevillé qui traine les slogans aberrants tapissés sur sa voiture de fonction comme un troll poste ses commentaires sur un forum vidéoludique. Avec ses traits doux et sa voix nasillarde, on sent que ce personnage souffre, et qu’il a lui-même creusé ses cernes à force de scroller Facebook avant de dormir. On pense à « Chiens de Paille » (1971), sauf que cette fois ce ne sont plus les brutes et les prolos qui pénètrent dans la maison pour pousser à bout les instincts de survie. Désormais, ce sont les fake-news, les messageries privées, la surinformation, les discours sectaires qui envahissent la vie privée, permettant aux personnages de perdre tout contact avec leurs natures profondes.

Il est amusant de noter qu’Aster a commencé avec un long-métrage d’épouvante sur une famille (« Hérédité », 2018), a suivi avec un thriller sur une communauté (« Midsommar », 2019), a ensuite exhumé un voyage intérieur (« Beau is Afraid », 2024), et qu’il accouche désormais d’un film prétendant contenir les USA à lui seul, comme si à chaque fois son ambition graduait. Malgré cela, son sujet aura rarement été si minimaliste, « Eddington » parlant du fait qu’on ne se parle plus, zieutant une société où tout est polarisé et où chacun se renvoie à l’autre, où tout le monde a choisi le dos à dos, le détail le plus horrible de ce film étant qu’il est dénué d’intimité. Tout le monde s’y exprime par statut Facebook, par phrases postables, diffusables… Un bon exemple étant la belle-mère que Phoenix et sa femme hébergent, et qui dévitalise sans empathie leur intimité en les berçant de théories complotistes à longueur de journée. On pourrait penser que ça va vite les exaspérer, cette bonne femme parlant toute seule de coïncidences farfelues. Mais finalement ils s’en fichent, et le théâtre de leur quotidien s’anime d’une passivité corrosive, d’une indifférence couverte d’une couche d’ironie abrasive dépeignant un monde où on ne s’écoute pas, où on ne se parle pas, mais où on s’ignore, où on s’impose. Truffé d’intrigues, d’invraisemblances, de violences, le résultat de cette première incursion d’Ari Aster en dehors des sentiers de la folk-horror est un ballet d’opinions, de pitreries, d’onctueux mauvais gout, mariant avec acuité un portrait froid, structuré et autodestructeur d’un pays en crise avec la beauferie des conversations qu’on peut échanger sur le zinc d’un bar malfamé.

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