[Cannes 2025] « Deux Procureurs »

Silence, et dors.

 « Deux Procureurs » de Sergueï Loznitsa est de ces films où tous les personnages ont quelque chose à cacher, mais qui montre tout, s’armant d’une mécanique judicieusement rodée. Dans l’URSS des années 1930, un jeune procureur visite une prison dans la région de Briansk après avoir reçu l’alerte d’un détenu martyrisé. Il va alors découvrir l’ampleur de la mainmise du NKVD, ancêtre du KGB (lui-même ancêtre de l’actuel FSB), sur le système pénitencier et le personnel judiciaire. Sergueï Loznitsa, déjà célébré pour son travail de documentariste, délivre ici une fiction carrée, presque entièrement tournée en plan fixe, habile dans sa reconstitution laissant aussi bien circuler le drame carcéral que l’épouvante sous-jacente dispersée par la police secrète, rendant tangibles le crime et la corruption aux plus hauts niveaux de l’état. La trame se déroule sur trois jours et deux nuits, prétextant en guise de héros un procureur ingénu faisant office de pure caution morale, afin de rendre compte de l’habilité d’un système entretenant la misère et la disgrâce d’un peuple. Tout y passe : les inégalités, la torture, la bureaucratie étouffante et l’extrême violence hiérarchique. Rien de nouveau dans l’horizon macabre de Moscou, certes, mais « Deux Procureurs » à cette aptitude de lier un thriller judiciaire dénonçant les abus de pouvoir à un récit similaire à celui d’une honorable série B où l’étau se resserre. Loznitsa fait montre de la précision d’un horloger suisse, plongeant lentement son spectateur dans cette horreur politique où chaque regard en coin enfonce un peu plus le héros dans cette cartographie bourbeuse de la terreur, nous permettant d’éprouver le dédale kafkaïen du stalinisme, qui n’est rien d’autre que le prolongement étatique d’une prison. D’ailleurs, tout ici est somme de carrés, de cellules, de surcadrages… Le film baigne, non sans une ironie malicieuse, dans cet abyme pernicieux traversé de silhouettes faussement amicales et robotisées par l’opportunisme, et avec cette stratégie Loznitsa parvient à matérialiser L’URSS stalinienne comme une vaste geôle, et ce avec une acuité sidérante, le film en restant au plus simple. Peu d’action, mais une atmosphère las, prenant le temps d’observer le délitement des rapports humains, la propagation du mensonge et de la dissimulation dans un rythme contagieux. La mise en scène s’applique particulièrement à la géométrie des décors, affichant son intention dès le début avec un long plan sur un échafaudage. On songe presque à Jacques Tati, voire à Wes Anderson, tant le film nous plonge dans un univers millimétré et protocolaire. Même les personnages sont pareils à des cases que l’on coche : la caution morale (le procureur), les antagonistes (presque tout le monde), l’élément déclencheur (le détenu)… Si bien que c’est justement la lisibilité de ses schémas narratifs qui rend le film captivant. Certains passages, notamment le premier voyage en train, flirtent avec un burlesque bienvenu, montrant un prolétariat codifié dans ses croyances et ses espérances, ajoutant encore des strates à cette mécanisation permanente de l’asservissement. Le film n’est également pas dénué d’humour, invitant notre instinct moqueur dans un bureau moscovite où la sonnette fait office de jump-scare. Également, il flirte avec la série B en chuchotant l’idée que la même histoire aurait pu se produire avec le procureur précédant notre héros, et peut-être qu’elle se répétera avec le suivant, achevant de décrire ce triste monde comme une sommes d’épouvantables rouages rouillés aux actions désespérément répétitives, où d’authentiques psychopathes font la loi.

Présenté en Sélection Officielle au Festival de Cannes 2025.

Sortie en France le 5 Novembre 2025.

Laisser un commentaire