Avec l’humanité qui convient.
Depuis les manifestations sur la place Maïdan en 2013, et encore davantage depuis le déclenchement de la Guerre Russo-Ukrainienne en 2022, a émergé dans le paysage audiovisuel européen une flopée de documentaires de cinéma-direct tournés par des cinéastes ukrainiens, dévoilant des images inédites rendant compte de l’ampleur d’un conflit sur une population souvent isolée. Rien qu’en 2024, il y a eu « Pierre Feuille Pistolet », « 1 rue Angarskaia », et également de nombreuses productions du collectif Babylon’13 comme « Poème sur les gens ordinaires », parmi ceux qui ont été diffusé en France. Premier long-métrage co-réalisé par trois cinéastes, Yelizaveta Smith, Alina Gorlova et Simon Mozgovyi, « Militantropos » s’inscrit au sein de cette nouvelle vague en capturant l’Ukraine via une suite de plans fixes s’aventurant dans diverses régions et strates du pays. On y voit des soldats en plein exercice militaire, des femmes âgées chantant dans leurs datchas, des opérateurs de drones en action, la résistance civile, des animaux ou de simples voyageurs arrivants ou quittant la gare de Kyiv, lieu centralisant les conséquences démographiques de la guerre.
La démarche exclusive du plan fixe donne au film l’allure d’une suite de blocs. On croirait contempler une suite de pierres tombales ; idée appuyée par un étalonnage grisé et les nombreuses apparitions des ruines, des villages désertés, ainsi que des cimetières ou les fossoyeurs s’affairent. Les cinéastes ne s’attardent nulle-part, et leurs personnages font souvent l’objet d’un plan, au mieux d’une séquence. Autant que les gens, interviennent souvent des images de paysages abimés, des flots d’un lac, des trains, de la Lune ou du Soleil. Et s’il ne parvient pas complément à éviter l’écueil de la parade esthétisante, « Militantropos » rend compte du retournement qu’implique une guerre dans l’histoire d’un peuple, d’un point de vue démographique et géographique, relatant d’une manière insidieuse la façon avec laquelle elle réduit, absorbe les individus, déchire les souvenirs, et ce dans une interaction continue avec le spectateur. À ce titre, le montage orchestré par le même trio réunie et oppose les éléments. Par exemple, il y a tout un chapitre où l’on voit des images tournées par des drones de combat : les paysages vus en plongée, aux couleurs et aux reliefs effacés, où l’on cherche des cibles à abattre. À ces images figées dans la cruauté répond une série de plans cadrant des paysages herbeux à hauteur d’homme, comme si les cinéastes cherchaient une contre image à l’imagerie militaire. On voit souvent les personnages toucher ou observer, poser leurs mains ou leurs regards sur les alentours, invitant à le spectateur à bercer son regard dans la contemplation. Voilà sans doute une façon particulièrement humble de répondre au chaos ambiant, et « Militantropos » est toujours dans cette idée d’un dialogue de sourd entre la guerre et l’humain, qu’il suggère plus qu’il entretien. Le silence occupe une place centrale dans l’économie narrative du film, qui finit par ressembler à un commentaire visuel distancié. Son principal enjeu semble surtout correspondre à un inaliénable besoin de montrer la guerre et ses conséquences sous un autre angle que celui des médias internationaux, mais il y a aussi cette manifeste envie des cinéastes de montrer ce qu’ils savent faire, à savoir des images d’une netteté sans bavure, sans altération, sans mise en pause. Des images sans faiblesse. Des images armées, et un film propre sur ce que les humains se font de plus sale.
Présenté à la Quinzaine des Cinéastes 2025.

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