Le crime du futur.
Comme la quasi-totalité des critiques adressées à « Adolescence », ce texte débutera par quelques lignes sur l’emploi du plan séquence, cette technique synonyme de gage de maitrise et d’engagement, et dont sont assoiffés les producteurs peu inspirés et les cinéastes prouveurs. Depuis plusieurs années déjà, et notamment depuis les excursions pompières d’Iñarritu ou Sam Mendes, le plan séquence a eu tendance à se banaliser dans l’esprit des spectateurs comme celui des critiques : on salue la prouesse technique et le confort qu’elle procure à notre regard, mais pourquoi y réfléchir au-delà puisqu’une prouesse technique est et reste une prouesse technique. On filerait bien un pourboire aux machinos, si seulement c’était possible, et encore… Le plan séquence, à force d’être utilisé à outrance par des chefs opérateurs suspendus à leurs célébrités et normé par des marketeux l’employant comme un simple argument visuel comme quoi on va s’en prendre plein les mirettes, a surtout perdu sa chair, sa volonté : celle de déterminer l’action et l’espace en temps réel. C’est ce que fait « Adolescence », mini-série structurée en quatre épisodes, tous uniquement en plan séquence. Alors évidemment, des raccords sont disposés çà et là, mais il n’empêche qu’in fine, la série de Jack Thorne et Stephen Graham tient moins d’une prouesse visuelle que narrative.
Déjà, le récit n’a de cesse de bifurquer : au début, on pense regarder une série policière, puis la série prend tous les aiguillages, affutant sa lame psychologique. Lorsque l’inspecteur montre à Jamie Miller, 13 ans, l’enregistrement vidéo où on le voit tuer une personne, la question qu’il pose au jeune criminel est « Pourquoi ? ». En contractant parfois un muscle bien trop démonstratif, « Adolescence » va nous donner des indices, mais seulement des indices. Pas de révélations fracassantes, ni de retournements, pas de procès grandiloquents ou de jugements moraux, mais plutôt une observation du rapport que la génération de Jamie entretient (ou, justement, n’entretient plus) avec le réel, l’image et la sexualité. On devine que Jamie aurait été harcelé, qu’il se serait laisser entrainer dans un groupe de masculinistes, qu’il a peut-être été la victime d’abus et de négligence, mais la série se garde bien noblement d’explorer ces failles. Au contraire, elle reste en surface, nous montrant les personnages principaux à parts égales : Jamie, son père (campé par Stephen Graham lui-même) désemparé et le policier chargé de son arrestation. Chacun de ces personnages occupe un rôle central dans au moins deux épisodes, confrontant ainsi les points de vue et les basculements, alimentant en temps réel la propagation, la contagion et les conséquences de cette nouvelle absurde et terrifiante : Jamie, 13 ans, gamin issu d’une banlieue ordinaire et d’une famille sans histoire, a tué.

Si « Adolescence » copine bien moins avec le réalisme qu’elle ne le voudrait, elle manie tout de même la continuité et son schématisme avec une dextérité impressionnante, parvenant à hisser son fait divers en portrait d’une profonde douleur sociale. Par l’emploi du plan séquence, la série ne fait pas qu’impressionner benoitement, mais elle le fait en accordant de l’importance et de la tension à chaque gestes et interactions, racontant et rendant compte du gouffre aux bords impalpables s’ouvrant devant la famille Miller. Ainsi, elle nous rappelle une chose si banale qu’on avait presque failli l’oublier : faire une image, c’est toujours une question d’éthique. Et si le récit a parfois tendance jouer le professeur, voire même le parent d’élève, affichant un aspect préventif quant à la relation que les ados tissent avec les écrans et comment cela influe sur leurs comportements dans la cour de récrée, elle développe tout de même une approche respectueuse en visant l’intime. Dans les dialogues il est toujours question de famille, d’empathie (et autant d’antipathie), de psychologie, de sexualité, du quotidien. Et dans la chorégraphie de l’image, il est toujours question de geste, de silence, de circulation des regards. Exit les attaques d’ours, les tranchées de la Première Guerre Mondiale ou l’explosion de l’ISS ; et si l’on reste à des années lumières de la putride radicalité de « Jeanne Dielman », n’en reste qu’« Adolescence », sous couvert de sa performance technique, abonde de ces petites attentions forçant le spectateur à se centrer sur les personnages et la place qu’il tiennent dans l’espace, purement et simplement. Ainsi leurs silences pèsent lourd, ainsi les événements ont un poids, ainsi se révèle une inquiétude sincère et légitime sur le potentiel devenir du monde. Il ne s’agit pas de désigner un responsable à cette violence endémique, ni de filmer en plan séquence pour s’offrir un attribut sensationnel. Il s’agit plutôt d’utiliser la caméra comme une sonde qui voile et qui dévoile, et le format du plan séquence comme l’occasion de provoquer, soudainement, un lien dans qui s’est perdu. Même d’un point de vue commercial, ça tombe juste, les scénaristes ciblant la cellule familiale, visant à faire le lien et à exposer les contraintes d’une société nous poussant à nous absenter des autres et de nous-même.
On en voudrait presque à « Adolescence » d’avoir cet aspect si utile, si civique. On lui en voudrait d’avoir su mettre en œuvre des moyens si sophistiqués et un élément déclencheur si éruptif pour finalement axer son récit sur des regards en chien de faïence. Paradoxalement, face à son ampleur, on lui pardonnerait presque ses incartades explicatives et ses quelques personnages dispensables, la série n’étant pas vouée à montrer, mais plutôt à refléter un point de vue réaliste, se désintéressant du coupable pour s’intéresser à la division, à ces ados et aux vies qu’ils mènent.

Laisser un commentaire